lundi 15 février 2016

Je voudrais notre viande nue sur la feuille de cahier

Midi moins le quart ! dit Isabelle. Viens, viens... 

Nous sommes tombées sur les marches de l’estrade.

– Midi moins le quart, Thérèse !

J’hésitais à cause de mes doigts tachés d’encre.

– Ne m’empêche pas ! dis-je par timidité.

Je craignais de la dégrader en soulevant sa jupe.

– Presque midi moins dix, dit Isabelle !

– Si tu ne parles pas plus bas nous serons prises, dit Isabelle.


Illustration : Bettina Rheims

 J’ai soulevé sa jupe : Isabelle a frissonné contre ma tempe. Je me suis aventurée sous la jupe plissée : ses dessous m’ont fait peur. Elle était trop indécente sous sa robe. Ma main avançait entre la peau et le jersey.

– Laisse-moi faire. Ne regarde pas si ça te choque, dit Isabelle.

J’ai regardé. Elle s’est soulevée, elle m’a rendu ma main.

– Quel slip impossible ! dit-elle.

C’est une main de somnambule qui l’a enlevé, qui l’a fourré dans la poche du tablier. Isabelle s’est offerte sur les marches.

– Il te serrait, mon agneau doré. Tu es chiffonné. Tu sens ma joue sur toi, mon petit mongoli ? Je te peigne, je te démêle, je te cajole, mon petit mordoré... Tu brilles, Isabelle, tu brilles...

Je me suis levée, je l’ai toisée.

– Reviens... Ne me laisse pas.

– Tu veux ?

J’étais sadique. Attendre et faire attendre est une délicieuse perdition.

– Si l’on nous surprenait, ai-je rêvé à voix haute.

– Je ne peux plus attendre, gémit Isabelle.

Elle tordait ses mains sur son visage. Je tombai à genoux devant le médaillon, je contemplai le rayonnement, la touffe. Je me risquai en contrebandier, mon visage le premier. Isabelle donna un coup de ciseaux avec ses jambes.

– Je regarde, je suis prise, dis-je.



Nous avons attendu. Le sexe nous montait à la tête. Un nombre incalculable de cœurs battaient dans son ventre, sur mon front.

– Oui, oui... Moins vite. Je te dis moins vite...Plus haut. Non... Plus bas. Presque... Tu y es presque... Oui... Oui... c’est presque là... Plus vite, plus vite, plus vite, disait-elle.

Ma langue cherchait dans de la nuit salée, dans de la nuit gluante, sur de la viande fragile. Plus je m’appliquais plus mes efforts étaient mystérieux. J’hésitai autour de la perle.

– Ne cesse pas. Je te dis que c’est là.

Je la perdais, je la retrouvais.

– Oui, oui, se plaignait Isabelle. Tu trouves, tu trouves, s’extasiait-elle. Continue. Je t’en supplie... Là... oui, là... exactement là... 

Son angoisse, son autorité, ses ordres, ses contrordres, m’égaraient.

– Tu ne veux pas me guider, dis-je, séparée de l’univers fantastique.

Je lui demandais entre les lèvres du sexe.

– Je ne fais que cela, dit-elle. Tu ne penses pas à ce que tu fais.

– J’y pense trop, dis-je.

J’ai mouille de larmes de sueur sa toison.

– Apprends-moi... Apprends-moi...

– Ôte ton visage, regarde.

  Isabelle couchée sur les marches de l’estrade s’est cherchée, s’est trouvée.

– Approche-toi, regarde, regarde. C’est lui. Quand tu le perdras, tu le retrouveras. Oh, oh... Non. Pas maintenant. Toi, toi !

J’ai regardé ses cheveux mordorés dans l’angle de ses doigts, j’ai frémi du frémissement des muscles de sa main. Le doigt tournait. Bientôt je vomirais les délices de son orgasme. Son cou se tendait, son visage partait. Ses yeux s’ouvrirent : Isabelle voyait son paradis.

– Toi. Pas moi, dit-elle.

Elle s’est quittée, elle a fermé son poing.

– Midi une ! Elles sont au réfectoire. Midi une... j’ai peur de me tromper.

– Oui, oui... Jusqu’à ce soir s’il le faut, dit-elle.

 
Je m’appliquais tant que je goûtais à de la chair irréelle. Je pensais, trop près du sexe, que je voulais lui donner ce qu’elle désirait. Mon esprit était pris dans la chair, mon abnégation grandissait. Si je manquais de salive, j’en créais. J’ignorais si c’était médiocre ou bien excellent pour elle, mais si la perle se dérobait je la retrouvais.

– Ce sera là, ce sera toujours là, dit Isabelle.

Nostalgie et béatitude se mélangeaient.

– Tu as trouvé, dit-elle.

Elle se tut, elle guetta ce qu’elle ressentait. Je recevais ce qu’elle recevait, j’étais Isabelle. Mon effort, ma sueur, mon rythme m’excitaient. La perle voulait ce que je voulais. Je découvrais le petit sexe viril que nous avons. Un eunuque reprenait courage.

– Je vais jouir, mon amour. C’est beau : je vais jouir. C’est trop beau. Continue. Ne t’arrête pas, ne t’arrête pas. Toujours, toujours, toujours...

Je me suis soulevée : je voulais voir un oracle sur nos paillasses.

– Ne me quitte pas, ne me laisse pas, dit Isabelle, affolée.

– Tu me le diras, dis-je, mon visage dans la fournaise du sexe.

– Oui, mais ne me quitte pas.

Je persévérai.

– C’est commencé. Cela commence. Cela monte. Dans les jambes, dans les jambes... Oui, mon amour, oui. Toujours... Continue... Dans les genoux, dans les genoux...

Elle regardait la sensation, elle appelait à l’aide.

– Cela monte, cela monte plus haut.

Elle s’est tue. J’ai été submergée et balayée avec elle. J’ai eu des stigmates aux entrailles. Nous nous sommes remerciées avec des sourires fragiles. 



Violette Leduc
Thérèse et Isabelle
1955

Liens :
Obazar 
Fixxion française


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