Tant que la grenouille ne fit qu’être grenouille, son langage ne se développa pas considérablement, mais aussitôt que les sexes commencèrent à s’annoncer, des sensations étranges, impérieuses, obligèrent l’animal à crier à l’aide et au secours, car il ne pouvait se satisfaire lui-même, ni amortir les feux qui le consumaient. La raison en est que la grenouille n’a pas le bras long et tient son cou engoncé dans les épaules. Or, ce développement des sexes et le changement de la grenouille en mammifère amphibie, apte à se reproduire par l’accouplement sexuel, dura de l’âge de quarante à cent vingt ans pour chaque individu. Cet archiancêtre devait vivre en moyenne, comme la bête apocalyptique, de douze à treize siècles. Qu’on ne croie pas que cet animal manquât d’intelligence ; il était adroit, prudent et rusé, le langage très développé et au plus haut point obsédé de désirs vénériens et charnels qu’il satisfaisait par tous les moyens en son pouvoir, desquels le lèchement et le sucement réciproques des sexes était le plus innocent.
En effet, les grenouilles s’entre-aidant n’avaient pas encore la possibilité de se servir des doigts ; elles ne pouvaient employer que les lèvres, la gueule et la langue. Ces actes n’étaient pas plus blessants à la vue que ne l’est celui de la vache nettoyant son veau ou de la sainte mère allaitant son enfant ; mais, avec le temps, ils devinrent repoussants et les mêmes cris qui avaient été innocents, créèrent des esprits ou des mots de révolte et de dégoût. De plus le bras devint long et celui qui avait le bras long pouvait se satisfaire lui-même ; le cou se développa ainsi que l’épine dorsale qui devint très flexible, et l’ancêtre porta la gueule sur sa propre nudité. Tout cela se passait au bord des mares, des marais, des étangs et des rivières, en très nombreuse compagnie et au milieu d’un tapage et vacarme démoniaques dont les cris d’une bande de chats en rut peut donner une légère idée. C’est alors que les étoiles du matin poussaient ensemble des cris de joie et que tous les enfants de Dieu chantaient en triomphe. (Job 38-7.)
Ce sont donc les plus vives passions amoureuses qui ont délié la langue des ancêtres : ils étaient là, les yeux fixés réciproquement sur leur apparence sexuelle, et c’est dans cette vision béatifique, s’appelant et se stimulant, que leur esprit, le nôtre aujourd’hui, s’est formé ; car l’esprit est né de la chair et pour cela la chair a dû être torturée par tous les feux de l’amour le plus furieux.
On voit clairement par cette explication ce que va devenir l’analyse de la parole, car toutes les syllabes et presque tous les mots ont pris là leur naissance.
Jean-Pierre Brisset le mystère de dieu est accompli, 1890
Tomi Ungerer le Kamasutra des grenouilles
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